Voir non pas exactement l’invisible mais ce que nous ne savons plus voir et que le peintre doit recréer : ainsi ces oiseaux dans l’air que nous prenons pour des choses dans des cieux vides, mais ils sont vivants, ces voyageurs, et dans des couleurs pleines qu’ils font rayonner jusqu’à nous. Ce n’est pas rien l’air, pas rien le vent, pas rien l’envol et le voyage, mais nous les oublions. Un coup d’aile enfin les fera resurgir, sans attendre que nous manquions de souffle ou de mouvement, ou que l’air s’épuise, ou nos forces. Oiseaux qui nous redonnez le monde et nos gestes en lui. Mais il fallait pour cela le peintre, il fallait Anne Vignal qui les peint, qui les voit, qui les fait vivre et voir, et nous avec eux, et la peinture. Car avec le vivant et le monde autour, c’est la peinture qui reprend : il y eut les buffles sur les parois, puis les chevaux, et déjà les oiseaux de Braque qui revenaient, mais voici les envolées de la dernière chance dans notre moment où tout se joue et se rejoue comme si c’était la dernière mais aussi la première fois. Cela se passe sur la corde raide, et par delà les frontières. Mais les voici qui resplendissent, et notre regard avec eux, avec chacun d’eux, ces oiseaux, dans un équilibre simple d’intensités maximales, de couleurs montées et résonantes. Car, à l’évidence, c’est de relation qu’il s’agit : le vivant et son milieu, on ne peut les voir autrement, sinon dans le contraste tendu de leurs reflets miraculeusement accordés/discordants, de leurs mouvements, coups d’ailes et courants d’air, qui retentissent en se soutenant les uns les autres d’une manière à chaque fois imprévisible et éclatante, sur chaque toile, une double illumination. Alors notre regard lui-même n’est plus un projecteur blanc et nu comme on le croit souvent, mais il redevient ce qu’il est toujours et que nous oublions aussi : plein comme la lumière elle-même de couleurs reçues et rendues, exprimées, expressives, et criantes – de vérité. Voir, c’est donc vivre avec tout le corps le voyage de l’animal sans frontières, conduit par les certitudes immuables et fragiles de sa boussole embarquée, biologique ou vitale, et c’est aussi retrouver la nôtre. Car nous en avons aussi, nous autres, vivants humains, de telles boussoles, nous sommes poussés par les désirs ou les besoins, les guerres et les explorations, les demandes d’asiles ou les désirs de découvertes, nous voyageons et ne voyageons plus. Les voyages humains : expéditions devenues précaires ou bien destructrices, menacées par des barrières devant des forteresses, ou bien produites par des voyagistes dans des circuits, multipliant les messages et les images avec des instruments sans fil, ou bien les obstacles et les contrôles pour des hommes sans papiers. Or ce qu’on trouve ici, ce n’est pas la nostalgie pure d’un voyage pur, bien plutôt la réalité de la migration libre, restituée d’un coup d’aile de pinceau peignant, et qui devrait nous servir d’exemple et de ressource. Que vois tu ici, sinon cette dernière ceinture de vie autour de l’univers terrestre, ces oiseaux surgissant le long des falaises et de leurs couloirs d’air, s’élevant des plaines ou descendant des hauteurs, planant ou tournoyant, transportant leurs mondes en relation avec les nôtres dans un monde commun ? Regardez sur ces toiles les flux de chaleur et d’air autour des corps voyageurs : vous aussi, vivants humains, vous en répandez, vous en dépendez. Regardez ce que vous faites si vous ne regardez plus, si vous ne voyez plus, ne voyagez plus, ne vivez plus. Que deviendrez vous ? des pièces de musée ? de quels musées ? Mais ils sont là, nos contemporains, il est là, le contemporain, l’art contemporain : ce sont eux nos contemporains, ce sont ces oiseaux, les oiseaux d’Anne Vignal, qui arrivent ou qui repartent, mais qui sont là, avec nous, musique de couleurs qui sont des mouvements, peinture de cris qui sont des chants, lyrisme retrouvé et vital, il était temps, enfin.
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